L’Homme attaché à sa biologie n’est pas encore né, la vraie naissance est en avant de nous. Il s’agit de naître de nouveau pour atteindre à nous-même. Les Saints sont dans une relation nuptiale avec Dieu et ils nous le rendent présent. Il faut nous-même devenir des Saints. Une des paroles les plus vivantes de l’Évangile, c’est ce mot de Jésus à Nicodème : « Personne, s’il ne naît de nouveau, ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jean 3:3).

Toussaint : naître de nouveau, à l’exemple des saints
Mt. 5,1,1-12

Homélie de Maurice Zundel dans la ville de Lausanne, à l’occasion de la fête de la Toussaint de 1967. Édité dans Ta parole comme une source (*)

L’Homme n’est pas encore né

Naître de nouveau ! C’est là un de ces mots connus qui est aujourd’hui d’une actualité particulièrement brûlante. L’Homme n’est pas tout formé, c’est une expérience constante, et il y a aujourd’hui, du côté des psychologues, des ethnologues, des biologistes… une espèce d’acharnement à bafouer l’Homme, à le ramener à ses glandes, à ses nerfs, à ses archétypes, à ses ancêtres, à l’animal ou plus simplement encore à un pur mécanisme : « Il n’y a personne, personne ne pense, ce sont des mécanismes qui pensent pour nous, personne ne veut, ce sont des engrammes, ce sont des impulsions biologiques qui décident de tout, il n’y a pas d’Homme. »

Il y a quelque chose de douloureux à constater ce nihilisme qui aboutit naturellement à un déboussolement complet d’une certaine jeunesse qui est absolument désabusée, où tout ce qui est valeur est sans cesse piétiné, et qui en effet, ne peut prendre conseil que de ses instincts.

L’Homme n’est pas encore né, et nous pouvons le concéder en vertu des expériences, à chaque fois confirmées. L’Homme, la plupart du temps, presque toujours, n’est que l’expression de ses automatismes, qu’ils viennent d’une lointaine enfance ou qu’ils viennent de ses origines animales, peu importe, l’Homme, presque toujours, est préfabriqué et agit conformément à ses préfabrications.

C’est pourquoi le mot de l’Évangile nous atteint en plein cœur : « Il faut naître de nouveau. » La naissance charnelle n’est rien, au point de vue humain, elle ne signifie de rien, la vraie naissance est à venir, la vraie naissance est en avant de nous.

Mais comment pourra-t-elle s’accomplir ? Qu’est-ce qui pourra la provoquer ?

Une nouvelle origine en avant de nous

Qu’est-ce qui peut la révéler dans une direction qui la suscite [où : suscite-t-elle] C’est justement tout le mystère, je veux dire toute la richesse de l’Évangile, de nous conduire à un dialogue d’Amour, où confrontés avec un visage infiniment intérieur à nous-même, jaillit du fond de nous-même, dans l’émerveillement d’une découverte incroyable, jaillit ce mouvement d’Amour qui descelle la pierre de nos cœurs et qui nous fait enfin surgir dans la liberté.

On ne sait pas ce que c’est que l’Esprit. Et en effet, rien n’est plus simple, je veux dire, rien n’est plus à la portée d’une observation matérielle que de réduire l’homme à une sphère mécanique. On ne sait pas ce que c’est que l’Esprit, tant que on n’a pas vu, dans une nouvelle naissance, l’accomplissement de notre liberté. Libres à l’égard précisément de tout ce préfabriqué, libres jusqu’à la racine de l’être, dans le détour même où nous ne sommes plus qu’une relation vivante, un pur élan vers ce visage d’Amour que saint Augustin saluait avec enthousiasme comme « la Beauté, toujours ancienne et toujours nouvelle. »

Il n’y a donc aucun doute que toute notre espérance se situe dans cette nouvelle naissance, dans cette nouvelle origine qui est en avant de nous. Il y a là, évidemment, un risque à courir ; il faut le risquer soi-même, mais c’est relativement aisé, car il n’est arrivé à personne, je pense, de ne pas apercevoir un jour la Beauté « toujours ancienne et toujours nouvelle » ou la vérité qui est du même degré et du même ordre, et qui s’identifie finalement avec elle ou la bonté [beauté ?], à ce degré où elle manifeste une telle plénitude de désintéressement, qu’elle aboutit à la plus haute manifestation de la liberté.

Mais s’il en est ainsi, si l’Homme est en avant de nous, s’il s’agit de naître pour atteindre à nous-même, et si nous ne pouvons naître que dans une relation vivante avec un Dieu intérieur à nous, ce Dieu aussi change de visage ou plutôt, il prend son véritable visage, qui est d’être pure intériorité.

Un pur élan d’Amour

Pascal a connu son impatience, devant la chiquenaude de Descartes, ce Dieu qui donne à l’Univers une impulsion primitive et qui le laisse ensuite se débrouiller lui-même. Ce Dieu chiquenaude qui est le résidu du premier moteur, tristement célèbre, une philosophie qui ne remonte pas jusqu’à l’esprit. Ce Dieu chiquenaude, évidemment, est imbuvable et inacceptable, parce qu’il ne correspond en rien au niveau de la nouvelle naissance.

Le Dieu qui suscite en nous la vie, le Dieu qui nous appelle à être nous-même source et origine, à ne plus nous subir, à dépasser toutes nos préfabrications pour être un pur élan d’Amour, ce Dieu qui n’a pas de dehors, ce Dieu tout en dedans, ce Dieu qui est infinité pure, ce Dieu qui nous veut par notre liberté, c’est à notre libération qu’il se révèle (cad qu’il aspire) et nous le connaissons, justement, au moment où […?] nous devenons — fût-ce le temps d’un éclair — nous devenons un espace de lumière et d’Amour, où toute l’humanité et tout l’univers sont accueillis.

C’est là, le seul Dieu concevable, ce Dieu qui nous meut par notre liberté, ce Dieu qui nous entraîne à secouer le joug de toutes nos préfabrications, ce Dieu qui fait de nous, une source et une origine, qui nous communique une véritable aséité, « être par soi », oui ! Mais dans un soi tout neuf, dans un moi qui vient du dehors, dans un moi qui est suspendu à sa présence, dans un moi qui est relation pure, dans un moi oblatif, dans un moi justement où s’affirme notre nouvelle naissance.

Il s’agit de la renouveler à chaque battement de notre cœur — et qui est immédiatement intercepté dans une remontée dans toutes nos préfabrications, dès que nous cessons d’être en dialogue, en conversation silencieuse avec l’Hôte bien-aimé qui nous attend au plus intime de nous.

La vocation de la sainteté

Il y a dans la nouvelle naissance à la fois, une révélation de l’Homme : c’est la seule manière possible pour nous de ne pas être identifiés purement et simplement à l’aide d’une évolution biochimique où l’esprit n’a rien à voir et ne saurait trouver aucune place ; l’esprit c’est cette puissance en nous de remonter la pente, de retrouver, ou plutôt de trouver une nouvelle origine, la vraie, celle qui fera de nous des personnes, et qui rétablira — en face de l’éternelle Beauté — dans une relation nuptiale qui est une relation de réciprocité, où notre oui, comme seul celui de Dieu, est en quelque manière absolu.

Et c’est là, justement, que nous rencontrons la vocation de la sainteté dont l’Église a si justement apprécié la valeur irremplaçable. Nous devons nous garder de voir dans les Saints, des intercesseurs, des êtres qui nous aident sous tous les aspects, qui nous dispensent en somme de l’effort créateur, qui, à trop bon marché, couvrent nos iniquités, par la valeur exemplaire de leur vie. Ce n’est pas cela, la première fonction des Saints. Ce qui nous les rend si chers, ce qui nous les rend indispensables, dans le mystère ecclésial, c’est qu’ils actualisent la Présence de Dieu.

Rien n’est moins une religion du livre que le christianisme. L’Islam pouvait se prévaloir auprès de Psichari, d’être une religion du livre. Rien n’est moins une religion du livre que le christianisme. C’est la religion d’un Dieu vivant, d’un Dieu toujours fidèle, d’un Dieu qu’il faut rencontrer et redécouvrir aujourd’hui. Alors, comment le rencontrer ? Dans quelle direction se mettre en route pour le redécouvrir ?

Les Saints justement le mettent en quelque sorte au cœur de notre expérience, parce que, ils sont saints dans la mesure où ils sont libérés d’eux-mêmes. Et ils sont libérés d’eux-mêmes dans la mesure où ils sont dans cette relation nuptiale avec Dieu et où ils nous le rendent actuellement présent.

Un Saint, c’est quelqu’un dans la transparence duquel le visage de Dieu resplendit. Et rien n’est plus nécessaire à notre acheminement vers Dieu, rien n’est plus nécessaire aujourd’hui où l’on croit de moins en moins aux livres, où la critique a à peu près tout déjà vu, où ce n’est pas dans les textes que nous pouvons rejoindre Jésus-Christ, à moins que ces textes ne soient vivants, dans une tradition créatrice où les Saints jouent précisément le premier rôle.

Les Saints actualisent la Présence et donnent le goût de la liberté

Quelle merveille de voir à travers le visage d’un saint François, d’un saint François de Sales [?], d’un saint Philippe Néri, d’un saint Jean Bosco, d’une sainte Thérèse, de revoir ou plutôt de voir, ce visage de Dieu, de le sentir s’animer dans nos cœurs, d’expérimenter en nous cet appel à une libération où nous serons enfin nous-même.

Les Saints actualisent la Présence divine, les Saints achèvent l’incarnation de Dieu, qui ne peut en effet nous être une Présence réelle qu’en s’incarnant en nous. Certains [?] déjà avaient compris, — ou, certains [?] déjà, disons avant lui — Ils avaient compris, — ces grands contemplatifs de la philosophie hellénistique — ils avaient compris que notre connaissance de Dieu, notre science de Dieu, correspond avec notre union — ou plutôt correspond à notre union avec Dieu. Vision et union sont du même degré : on connaît Dieu autant qu’on l’aime.

Il s’agit donc de nous enraciner toujours plus profondément dans cette intimité de Dieu qui nous révèle la nôtre, et le vrai visage de Dieu se dégagera alors de toutes les limites, de toutes les fictions idolâtriques, de toutes les mythologies, parce que nous suivrons Dieu comme l’origine même de notre vie authentique.

Aujourd’hui, les Saints ne se trouvent pas sur notre route pour nous dispenser de l’effort, mais pour nous en indiquer le sens, pour en amorcer en nous l’expérience, pour nous donner le goût de la liberté en tant qu’elle signifie précisément notre libération de tout le préfabriqué, de tout ce qui nous empêche d’être authentiquement nous-même, et d’atteindre à la dignité de notre vocation d’Hommes.

C’est donc avec bonheur que nous rassemblons tous ces témoins, et les plus inconnus qui ne sont pas les moins grands, tous ces Saints qui n’ont pas laissé de nom dans l’Histoire, tous ces Saints qui ont été des humbles, qui, au jour le jour, dans le rayonnement de la Présence divine, ont accompli leur tâche, et à travers le silence d’une existence qui ne faisait aucun bruit, ont réveillé en nous, le sens de cette musique silencieuse qui est le Dieu vivant.

[…?] Et si nous voulons savoir actuellement ce que signifie la sainteté, il faut nous-même devenir des Saints. C’est là le sens de notre vocation chrétienne, elle ne signifie rien d’autre, finalement, qu’une libération authentique qui va jusqu’à la racine de l’être par ce dialogue nuptial avec un Dieu qui est plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même.

(*) « Ta parole comme une source, 85 sermons inédits »

Publié par Anne Sigier, Sillery

Par Maurice Zundel
http://www.mauricezundel.com