Deux disciples faisaient route ensemble. Ils ne croyaient pas, et cependant ils parlaient du Seigneur. Soudain celui-ci apparut, mais sous des traits qu’ils ne purent reconnaître. A leurs yeux de chair le Seigneur manifestait ainsi du dehors ce qui se passait au fond d’eux-mêmes, dans le regard du cœur. Les disciples étaient intérieurement partagés entre l’amour et le doute. Le Seigneur était bien présent à leurs côtés, mais il ne se laissait pas reconnaître. (...)

Luc 24,13-35

Homélie de Maurice Zundel

Homélie de Maurice Zundel, donnée à Beyrouth, le 3 avril 1972, publiée dans Vie, mort, résurrection, p. 159-161.

« Deux disciples faisaient route ensemble. Ils ne croyaient pas, et cependant ils parlaient du Seigneur. Soudain celui-ci apparut, mais sous des traits qu’ils ne purent reconnaître. A leurs yeux de chair le Seigneur manifestait ainsi du dehors ce qui se passait au fond d’eux-mêmes, dans le regard du cœur. Les disciples étaient intérieurement partagés entre l’amour et le doute. Le Seigneur était bien présent à leurs côtés, mais il ne se laissait pas reconnaître.

A ces hommes qui parlaient de lui il offrit sa présence, mais comme ils doutaient de lui, il leur dissimula son vrai visage. Il leur adressa la parole et leur reprocha leur dureté d’esprit. Il leur découvrit dans la Sainte Ecriture les mystères qui le concernaient, mais il feignit de poursuivre sa route…

LA CONNAISSANCE CORRESPOND AU REGARD ET, SELON QUE LE REGARD EST PUR, LE MONDE PREND UN AUTRE ASPECT ET L’HUMANITÉ UN AUTRE VISAGE.

En agissant ainsi, la vérité qui est simple ne jouait nullement double jeu : elle se montrait aux yeux des disciples telle qu’elle était dans leur esprit. Et le Seigneur voulait voir si ces disciples, qui ne l’aimaient pas encore comme Dieu, lui accorderaient du moins leur amitié sous les traits d’un étranger. »

Cette homélie de saint Grégoire le Grand, qui est d’une admirable profondeur, pourrait expliquer ou nous rendre sensible tout le mystère de la Révélation dans toute la Bible et dans toute l’histoire : Dieu apparaît aux hommes comme il est au-dedans des hommes.

Les apparitions du Christ ressuscité sont un appel à la foi. Jésus ne se présente pas dans une vie nouvelle. Il ne se présente pas comme un spectacle, comme un objet qu’on peut percevoir sans s’engager. Ces apparitions sont un appel à la foi. Et c’est pourquoi elles reflètent l’état d’âme de ceux qui en sont les témoins. Rien n’est étonnant comme ces récits qui ne s’accordent pas, précisément parce qu’ils traduisent les sentiments, les hésitations, les craintes, les frayeurs et les joies de chacun, selon la progression de la reconnaissance du Christ en eux.

Les disciples d’Emmaüs le voient comme un étranger. La Magdeleine le verra comme un jardinier. Les disciples rassemblés au Cénacle croiront voir un esprit. Et pour la dernière vision, racontée par Jean, sur les bords du lac de Galilée, ils hésiteront, jusqu’à la pêche miraculeuse, à reconnaître, dans celui qui les appelle du rivage, à reconnaître le Seigneur.

Il nous apparaît donc d’une manière universelle comme il est au-dedans de nous. Et c’est pourquoi Il peut prendre le visage d’un étranger, et c’est pourquoi ses traits peuvent se déformer comme ils l’ont été si souvent dans l’Ancien Testament, selon le regard de l’homme qui n’était pas suffisamment éveillé ou purifié pour le percevoir dans sa vérité.

Et d’ailleurs, cette loi de la Révélation que saint Grégoire exprime avec tant de profondeur : « Il leur est apparu au dehors comme il était au-dedans d’eux-mêmes », cette loi gouverne peut-être tout l’ordre de la connaissance : chacun voit l’univers avec son regard, chacun voit les autres avec ses yeux, et l’univers où les autres lui apparaissent selon la qualité de son regard. Ils lui apparaissent au dehors comme ils sont au-dedans de lui.

Einstein a dit ce mot, si étonnant et si magnifique : « Celui à qui l’émotion religieuse est étrangère, qui n’a plus la possibilité de s’étonner et d’être frappé de respect, est comme s’il était mort ». Il indique bien, lui aussi, que la connaissance de l’univers correspond au regard de l’homme. S’il a encore la faculté de s’étonner et d’être frappé de respect, il découvre un monde qui l’émerveille et qui lui révèle une sagesse supérieure qui le confond.

Ce serait donc là, finalement, une des qualités, un des apanages inévitables de la connaissance : la connaissance correspond au regard et, selon que le regard est pur, selon qu’il est droit, selon qu’il est désintéressé, selon qu’il est aimant ou au contraire chargé de haine, le monde prend un autre aspect et l’humanité un autre visage.

C’est ce que le Seigneur sans doute veut nous indiquer lorsqu’il dit:  » La lampe de ton corps, c’est ton regard, c’est ton oeil. Si ton oeil est simple, tout ton corps sera dans la lumière. » ( Matthieu 6, 22 )

C’est bien ce que nous pouvons retirer de plus admirable de ce cheminement que nous allons poursuivre avec le Seigneur sur la route d’Emmaüs, c’est que nous le connaîtrons à proportion que nous l’aimerons, et il nous apparaîtra d’autant plus vivant que notre regard sera plus pur et plus aimant.

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